Sunday, January 28, 2007

Jeux de regards

Jeu pratiqué souvent dans le métro, quand je n’avais pas de romans passionnant à lire. Regarder les gens vivre dans cet espace public, et le privatiser à souhait. Ça commençait par le journal. Quoi de plus public que la presse. Qu’à cela ne tienne, le journal, c’est ce bien que vous privatisez par sa consommation, et son achat bien sûr. J’adorais lire par dessus l’épaule des gens. Voir leur réaction. Professionnelle de la mauvaise foi quand j’étais prise sur le fait. Viennent ensuite les livres. Regarder la couverture du livre, surtout lorsque l’heureux possesseur de l’ouvrage me charmait par son absorption dans le dit-ouvrage et par sa présence tout court. Le livre reste l’arme suprême de protection contre la publicisation de l’espace métro. Drogue douce scandée par les arrêts de métro. Rien ne pourrait en interrompre les effets sinon les bousculades et autres mouvements de foule. Drogue qui me manque dans les lignes de Seoul. Je me souviens, à Paris, que j’avais –quand j’étais adolescente et désirable- toujours dans mon sac un Kant pour décourager tout fâcheux lourdingue de m’enquiquiner. Qui aurait cru que les Fondements de la Métaphysique des Mœurs m’auraient fait rencontré un charmant agrégatif de philosophie ?
Il me plaisait de me raconter des histoires, de lire dans ces regards l’histoire d’une vie, dans un non-regard, une façon de regarder, ou un maquillage des yeux. Le fatigué, l’amoureux, la stressée, le stoïque, la branchée, etc etc.
Ce jeu avait pris fin dans les lignes tokyoïtes peu propices à ce jeu. Tokyo, c’est cette ville où l’on s’interdit de lire dans le regard des autres, où le seul regard acceptable se pose sur ses chaussures, son portable, son livre, son journal ou son manga. Rien ne vient de toute façon se prêter à ce jeu, mes victimes usuelles se pliaient en quatre pour paraître le plus antipathique possible, drapées dans leur monotonie relevée de fatigue. Rien donc, pour happer le regard, si ce n’est quelques exceptions dans les quartiers modeux de Harajuku ou de Shibuya, où les tenues vestimentaires hurlaient d’elles même leur envie de raconter une histoire, si triviale soit elle.
Ce jeu-là, il m’est revenu à Seoul. Le métro de Seoul est devenu le lieu de toutes mes incertitudes concernant ce jeu là, alors que je venais d’être désabusée par Tokyo. Théâtre si l’on veut, d’ailleurs. J’y étais actrice malgré moi par mon silence forcé, ou ma présence indélébile dans le paysage. Je jouais à dormir dans le métro au début. J’avais appris ça dans le métro à Tokyo. Donc, à Séoul, je comptais les stations de métro : de Bangbae (maison) à Hongdae (capitale de la nuit séoulite), quatorze stations, avant de fermer les yeux . Mais finalement, le poids des regards était plus fort que moi, il fallait que je me réveille et que j’affronte leurs regards. Pourtant, mon corps s’était conformé aux normes séoulites. J’avais minci avant d’arriver ici, histoire de ne pas sentir la stigmatisation liée au culte du corps qui règne ici. J’avais même adapté ce visage aux codes coréens, que ce soit la coupe de cheveux ou le maquillage, même des ongles à la coréenne, des chaussures et des sacs bien d’ici. Rien n’y faisait. Ces regards dans le métro interrogeaient ma différence. Regards teintés de racisme, de curiosité voire de drague. Il fallait bien faire quelque chose contre le poids de ces regards pluriels. C’est alors que je suis retournée à mes vieux jeux parisiens. Avec délectation, peut-être pas, mais avec une certaine conscience professionnelle, celle de la petite chercheuse en herbe pour qui toute observation est bonne à cueillir. Cela commençait par le journal. En France, un journal, ça se jette, au milieu, c’est laissé sur la banquette. Vérité encore plus vraie depuis l’arrivée des gratuits. A Tokyo, peuplée d’individus propres, le journal se jette à la poubelle à recycler une fois sa consommation achevée. Seoul se place à mi-chemin de cela. Séoul n’a pas de leçon à donner à Paris au niveau de la propreté de ses rues (si ce n’est qu’au moins, à Seoul, sauf le vendredi soir, je peux marcher les yeux fermés). Seoul connaît aussi l’avalanche de journaux gratuits (les Focus, Metro etc). Une chose intéressante, qui vient donner de l’eau dans mon moulin sur les phénomènes communautaires en Asie (voir article précédent sur mes projets d’articles plus sérieux). Ici, les gens, une fois qu’ils finissent de lire un journal, gratuit ou non, le laissent sur le porte bagage situé au dessus de leurs têtes. Ainsi, l’information circule le plus démocratiquement (ou, le plus citadinement, si vous préférez) du monde. Le journal a donc un lectorat exponentiel. Dont la popularité n’a semble-t-il pas été encore mise à mal par la téléphonie mobile. D’ailleurs, la téléphonie mobile, j’y viens… Au Japon, vous n’avez pas le droit de parler au téléphone. Je trouve cela assez absurde, pour avoir pris certaines lignes de train de banlieue tokyoïtes où ma conversation téléphonique m’aurait parue nettement moins bruyante que celle de, par exemple, au hasard, sans rancune aucune, de trois dames dans la soixantaine avancée discutant avec entrain du dernier DVD de la série coréenne qu’elles avaient visionné, ou du dessert qu’elles venaient d’avaler. Pour parer à cette obligation de silence, heureusement, le message existe. Donc, au lieu de conversations endiablées, place à la gigue effrénée du pouce. En Corée, où bien sûr, on essaie de mieux faire que le grand frère (nanananère. C’était trop tentant, ça rime et ça casse le côté sérieux de la chose), nous sommes passés à l’ère de la téléphonie son et images. Ainsi, bien sûr, le métro vous permettra de croiser les incontournables accros de musique, mais aussi les téléphiles adorateurs de séries télévisées (statistiquement parlant, vérification tout à fait empirique…). Ces téléphones sont de véritables petits bijoux, tentateurs à souhait. D’ailleurs je ne sais pas comment je n’ai pas résisté à eux. Enfin, si, je sais. Première raison : mon statut d’étrangère sans visa et a fortiori sans Alien registration card, qui me condamne éternellement à la téléphonie type mobicarte. Deuxième raison : mon statut de fauchée, qui ne peut pas se permettre de claquer la bagatelle de 200 euros dans un téléphone qui ne sera même pas compatible avec la France. D’où l’investissement dans mon téléphone d’occasion (avec appareil photo et écran couleur SVP) acheté et négocié en coréen à Yongsang, temple de l’électronique. Le seul bug, c’est qu’il est tout en Coréen…. Enfin, bref… La souris dans tout ça, prend un malin plaisir à observer, fureter, et au besoin, baragouiner quelques mots en coréen, si si. Il faut dire que –oulala- la lecture du plan de métro en coréen par la souris peut encore provoquer des réactions d’émoi et d’admiration dans le métro coréen, ce à quoi je réponds poliment, avec un sourire franchement teinté d’humour, « ben voyons, si je savais pas lire le plan de métro, je serais la dernière des tâches. Vous feriez comment pour survivre à Seoul sans parler et lire coréen ? Je veux dire, pour assurer des besoins primordiaux tels que manger, dormir et migrer (vers Hongdae et Gangnam au hasard bien sûr)


Bref, tous ces petits détours, pour vous annoncer un petit projet qui trotte dans ma tête depuis quelques temps, mais dont l’envie s’est concrétisée samedi soir après des retrouvailles avec une vieille amie coréenne, rencontrée à Jinju cinq années auparavant. J’ai l’intention –si le temps me le permet, donc, si je ne m’écroule pas de fatigue dans ma piole surchauffée, ou si je ne succombe pas à la tentation de regarder la suite des épisodes de All In, la série télé avec Lee Byung Hun sur un joueur de casino… vous voyez, après mes séries télé pour ajumma (les dames) coréennes, je poursuis ma coréanisation plus branchisée)- d’écrire quelques petits articles dans ce blog dans la rubrique « portrait d’une génération ». Ici, finalement je rencontre un paquet d’expats, amis d’amis etc, tous enseignants d’Anglais (comme c’est original) en lycée coréen ou chez Berlitz, très sympas au demeurant, passant les cinq premières minutes d’apprivoisement à me répéter « oh, that’s amazing. You’re French, but you speak English so well !” (Alors, mes chers compatriotes, vous serez priés de passer rapidement à l’heure anglaise, pour que je n’aie plus à entendre ce genre de commentaires. Allez, pour vous faire peur un coup, si vous continuez à ne pas bien parler les langues, vous allez finir par ressembler à ces vilains Américains unilingues… fin de mon quart d’heure anti américain… hahaha, je vais encore me faire taper sur les doigts par mes amis américains !). Bref, mais il m’arrive aussi de rencontrer des amis coréens, datant de Jinju (mon workcamp dans la campagne profonde l’été 2001 à cuisiner du kimchi, dormir par terre, marcher tous les jours deux heures pour avoir accès à la nourriture etc, pour s’occuper de gamins séoulites en manque de campagne. C’est très bobo avant l’heure tout ça, j’en conviens) ou autres hasards des rencontres (les amis de mes amis sont toujours mes amis). A travers un regard pas très neutre, parce que teinté d’amitié, j’avais donc l’intention de brosser le portrait d’une génération, la mienne, voire celle de jeunes trentenaires. Parce que mes amis ont ici quelque chose d’éminemment attachant (enfin, attention, je ne dis pas que mes amis à Paris ou Tokyo ou ailleurs ne le sont pas, hein), et que je voulais juste que vous sachiez un peu à quoi ressemble ces gens avec qui je partage quelques verres de soju, de généreuses portions de cuisine coréenne et beaucoup d’éclats de rire… Je vais essayer de m’y mettre cette semaine, j’ai deux trois portraits en tête. Toujours des work-in-progress. Vous l’avez compris, je suis toujours aussi insatiable, toujours angoissée par la finitude des choses…

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